Les corrélations entre la mondialisation économique, la pauvreté et les inégalités en Afrique sont souvent absentes selon que l’on présente la situation d’un point de vue des pays du Nord ou du Sud. Pourtant du point de vue de la population africaine, on peut être surpris par l’importance que prend l’acceptation de la fatalité comme source de justification de l’inégalité. Cette dernière n’est qu’une des conséquences des gouvernances humaines, celles consistant à organiser les richesses entre les citoyens. Les Africains auraient-ils une propension à croire que toute stratégie de sortie de la pauvreté, qui n’est pas nécessairement équivalente à une stratégie de création de richesse, ne peut se faire qu’à coup d’inégalités ? En retour, les dirigeants africains ne seraient-ils pas friands d’une certaine propagande et d’un laisser-faire favorisant la pérennisation d’un quiproquo qui sert d’échappatoire à la vérité des urnes ?
1. Sortir de la pauvreté en conservant les inégalités ?
Il n’y a plus personne pour douter de la capacité de la mondialisation du système capitaliste à générer des richesses et à servir d’incitation à la création de valeur ajoutée. Il y a de moins en moins de monde pour ne pas reconnaître que ce système, basé sur une forme hiérarchisée du libre échange, génère aussi beaucoup d’inégalités tant dans le système productif que dans le contrôle et la diffusion du savoir, des technologies et du savoir-faire, sources de richesse. Il n’est plus tout à fait vrai que la structuration de la création de la valeur ajoutée commercialisable se reproduit à l’identique depuis des siècles. De nombreux pays extrêmement pauvres sont en train de sortir collectivement de la pauvreté, les technologies de l’information ont révolutionné les pratiques…Il n’empêche que le nombre de pauvres ne fait qu’augmenter en Afrique, partout où la marginalisation empêche de bénéficier des opportunités offertes par la mondialisation. Il en ressort des différentiations, sources de progrès et parfois sources de d’inégalités durables. Au niveau individuel, la remarque reste valable puisque des passerelles, qui ne reposent pas uniquement sur le travail, permettent de quitter un état de pauvreté à la naissance et de se retrouver dans un groupe économique dit classe moyenne ou supérieure après quelques années pour certains, des générations pour d’autres.
Pour un Etat africain, il est question d’organiser ses ressources de manière à assurer, le plus rapidement possible, une sortie honorable de la catégorie des pays les moins avancés. Le Botswana l’a réussit grâce à une gouvernance exemplaire. Pourquoi la plupart des pays africains n’y arrivent-ils pas ? Héritage colonial et pression post-coloniale ? Mauvaise gouvernance et préférence pour une partie bien sélectionnée de la population prête à ne pas remettre en cause le pouvoir en place ? Désintérêt pour un système de solidarité qui s’affranchit de l’allégeance ? Absence d’une productivité agricole écologique doublée d’un désintérêt pour l’industrialisation ? Système de gouvernance consistant systématiquement à confier le travail et la maîtrise du savoir-faire à l’extérieur sans oublier les retombées de la corruption ? Quelles que soient les raisons, elles ne peuvent relever de la fatalité. C’est pourtant cette dernière qui prévaut en privé lorsqu’on interroge de nombreux Africains y compris ceux de la Diaspora.
Des réussites exemplaires et constituant des exceptions confirmant la règle sont pourtant nombreuses au plan individuel. Elles le sont moins au niveau des Etats pris dans un système de dépendance où dette, allégeance aux anciennes puissances coloniales, alignement des positions au niveau des Nations Unies et mimétisme avec des puissances régionales font qu’une partie de l’Afrique subit l’inégalité sans chercher les responsabilités localement. Les populations n’arrivent toujours pas à croire que l’organisation, la vision éclairée de dirigeants assistés par des équipes de spécialistes défendant les intérêts des populations africaines et l’organisation collective au niveau sous-régional et continental peuvent faire la différence. Cela devrait permettre à l’Afrique de réussir autrement sa sortie d’une pauvreté abjecte à l’image de la Corée ou de nombreux pays émergents.
2. Inégalité et Etat défaillant en Afrique
La mondialisation reste caractérisée par une interdépendance économique et culturelle croissante entre les pays et une volonté affichée de non-intervention des gouvernements sur les marchés financiers et dans les échanges commerciaux. En réalité, la non-intervention n’est qu’un leurre car malgré des règles d’organisations des échanges, les rapports de force restent prédominants. Cette non-intervention de l’Etat n’est pas aussi évidente en Afrique où c’est plutôt exactement le contraire qui prévaut. Cette intervention, parfois arbitraire et intempestive de l’Etat, a conduit à la fronde internationale des institutions de développement qui tiennent à promouvoir plus de transparence et une bonne gouvernance en Afrique. Malgré les engagements de certains Etats africains dans le cadre du Nouveau partenariat pour le développement économique (NEPAD), les progrès sont lilliputiens sur le terrain des droits humains, du respect du système d’alternance démocratique, de la facilitation pour améliorer l’environnement des affaires pour le secteur privé et les petites et moyennes entreprises, véritables créateurs de richesses et d’emplois.
Ce paradoxe semble contribuer de manière substantielle à une distribution de plus en plus inégale des revenus entre les citoyens africains, ceci plus particulièrement à l’intérieur des pays. La Commission économique pour l’Afrique des Nations Unies n’hésite d’ailleurs pas à rappeler que : « supprimer l’inégalité des revenus pourrait aider l’Afrique à stopper l’extrême pauvreté ».
Plus inquiétant, le revenu par habitant en Afrique subsaharienne était de 601 dollars des Etats-Unis ($ US) en 2004 contre 1 972 $ US pour la région d’Afrique du Nord et le Moyen-orient et 1 416 $ US pour la région Est et Pacifique d’Asie (comprenant la Chine) . En comparaison, le Botswana avec 4 360 $ US, le Gabon avec 4 080 $ US et l’Afrique du Sud avec 3 630 $ US caracolent en tête alors que le Burundi avec 90 $ US et l’Ethiopie avec 110 $ US sont en queue de peloton. Le Togo avec 310 $ US, le Bénin avec 450 $ US et le Ghana avec 380 $ US donnent une image de la plupart des pays africains les moins industrialisés. Mais ces chiffres cachent une inégalité grandissante à l’intérieur du pays alors que d’aucuns auraient pu croire que la mondialisation et les opportunités offertes auraient pu contribuer à faire progresser une certaine convergence. Eh bien non ! L’accès au savoir et à la technologie avec comme résultante une productivité accrue et une liberté réelle accompagnant l’intégration régionale font défaut. Les chiffres proposés par l’index Gini ne donnent qu’une image imparfaite des inégalités. Dans une économie donnée, cet index mesure la déviation de la distribution des revenus des citoyens par rapport à une situation théorique hypothétique où la distribution serait parfaitement distribuée…
Il est intéressant de noter que les pays africains disposant de matières premières abondantes et commercialisables sont aussi les pays où le niveau d’inégalité est important tant à l’intérieur des différentes régions du pays qu’entre les populations. C’est dans ces pays que le déficit démocratique est aussi le plus élevé et où les titres de propriété des capacités extractives et productives sont en majorité aux mains de pouvoirs étrangers et d’un réseau d’entreprises du secteur privé proche du pouvoir en place. La Centrafrique et la Sierra Leone sont des exemples des plus visibles en termes de corrélation entre la pauvreté, les inégalités et les difficultés à créer des richesses au point de permettre un classement de ces pays comme des Etats défaillants.
Parmi les 12 principaux indicateurs retenus , les indices suivants sont des signes annonciateurs d’un Etat défaillant : développement inégalitaire, pauvreté, instabilité politique, criminalisation, délégitimation de l’Etat et des dirigeants, immigration massive ou larvée, institutions étatiques inefficientes, corrompues et agissant parfois paradoxalement dans l’illégalité. En conséquence et si un environnement démocratique le permet, les citoyens africains tendent à transférer leur espérance sur d’autres acteurs à savoir : les partis d’opposition dignes de ce non, les organisations de la société civile, les forces alternatives de contestation ou de différentiation comme les groupes rebelles ou des représentants ecclésiastiques… La réalité est que cela ne modifie en rien l’état d’inégalité tant que ces choix ne se concrétisent pas par un partage du pouvoir.
Avec en filigrane, la faillibilité des instruments de mesure de l’inégalité, la vulnérabilité économique des citoyens africains devient alors un critère acceptable pour mesurer la sécurité économique tant de l’individu que de l’Etat africain. Les déséquilibres macroéconomiques rapportés à l’individu sont autant d’indices qui rendent compte de la défaillance de l’Etat africain pour honorer ses engagements envers sa population et le monde extérieur. L’intérêt n’est donc pas de trouver des coupables mais bien de comprendre qu’il s’agit d’un phénomène de gouvernance sur lequel tout un chacun peut avoir une prise. Encore faut-il le vouloir et en avoir conscience, surtout si de nombreux dirigeants sont plus préoccupés à gérer la manne économique comme de véritables chefs de familles où seuls les ayant-droits peuvent espérer bénéficier des largesses du prince !
3. Pérennisation et soutenabilité des inégalités en Afrique ?
L’inégalité reste dans le vocabulaire politico-social l’opposé de l’égalité. En réalité, tout est une histoire de contexte et d’échelle de valeurs. De ce fait, l’inégalité se conçoit alors sur la base d’une hiérarchisation et une échelle où la notion de proportion et de relation relève de l’interdépendance. En guise d’exemple, il n’y a pas d’égalité entre la force de l’homme ou de la femme alors que sur le plan des droits économiques, il y a une véritable aspiration à obtenir une égalité dans l’application des droits universels. Les chances de poursuivre une éducation poussée et trouver un emploi sont bien supérieures pour une enfant née dans une famille riche et dans un pays industrialisé qu’en Afrique dans une zone rurale sans électricité et centres de santé. L’appartenance du point de vue du groupe n’y change rien. La fameuse différence entre les « classes » existe bien en Afrique et elle se conjugue parfois avec des différentiations bien singulières comme la préférence pour le métissage, la peau claire, le lien avec le pouvoir en place, la beauté, les pouvoirs occultes, l’appartenance à des sectes secrètes, etc.
La notion de la propriété privée des moyens de production, qui est à la base du marxisme, est en porte-à-faux en Afrique, justement parce que dans les zones rurales la propriété est encore collective… D’ailleurs, la suppression de la propriété des moyens de production ne supprime nullement les inégalités sociales tant entre les individus qu’entre les groupes sociaux. Les inégalités découlent aussi tout naturellement de la division sociale et fonctionnelle du travail avec les différentiations de rémunération qui en découlent. Il en est de même pour le propriétaire du capital ou de celui qui détient l’Etat et peut s’arroger le droit régalien de se « rémunérer » sur le travail des citoyens africains qui créent des richesses localement. Du reste, lorsque les ponctions fiscales sont reconverties dans des infrastructures au service de la population, le citoyen a moins le sentiment de l’existence d’une inégalité. Par contre, lorsque la corruption institutionnalisée s’invite officieusement dans le processus, alors le sentiment d’injustice et d’inégalité s’accroît avec les risques d’explosion sociale à terme.
Les inégalités tendent à s’accumuler comme le capital d’ailleurs. Pour certains, une bonne gouvernance consiste au moins à faire en sorte que les riches ne soient pas trop riches aux dépens des pauvres qui ne doivent pas être trop pauvres. En réalité, c’est le fossé et la propension des Etats africains à l’accentuer qui génère le volet explosif et conduit plusieurs dirigeants à favoriser tout ce qui permet d’en accepter le côté « fatalité ». L’importance accordée par les Etats défaillants aux institutions religieuses, plus ou moins crédibles, ne sont que des exemples d’exutoires de la crise économique. Néanmoins, la répression policière et la mise en place d’un système de clientélisme, pour ne prendre que ces exemples, ne doivent pas être négligées dans l’organisation de la pérennisation et la soutenabilité des inégalités en Afrique.
Le cumul et la reproduction des inégalités sont les deux dangers qui guettent le citoyen africain qui tend à oublier que l’essentiel du problème aujourd’hui ne peut plus trouver sa justification dans l’histoire mais bien dans le mode de gouvernance choisi par ses propres dirigeants. Ces derniers ont en principe pour mission première de tenter de corriger et de réguler le fonctionnement libre du marché africain où devraient se former les rémunérations matérielles ou symboliques. Mais au lieu de laisser le marché s’organiser librement, les interventions se sont subtilement organisées sur la base du clientélisme au gré des ethnies et des alliances de pouvoirs politiques ou occultes.
Ceux qui n’en profitent pas ont alors le sentiment d’une grave injustice, même s’ils sont souvent impuissants à l’enrayer. Le développement des organisations de la société civile africaine et les slogans du forum social africain ne sont souvent que de longues litanies de complaintes refoulées où l’on tente, tant bien que mal, de ne pas citer directement le premier des responsables des maux africains : la gouvernance et ceux qui la font. En réalité, les dirigeants africains, assistés ou pas de l’extérieur, sont bien conscients de la situation. Pour permettre une meilleure soutenabilité des inégalités et des injustices, il est fait appel à un ensemble de propagandes via un système de communication et de pensées politiquement correctes, parfois à des idéologies claniques, quant il ne s’agit pas tout simplement de théologie bien éloignée des lumières divines qui légitiment ou justifient la fatalité des inégalités en Afrique. Le principe de la justice qui s’opèrerait dans un autre monde fonctionne comme un amortisseur, une variable d’ajustement où la force de la conscience africaine basée sur la comparaison est édulcorée dans les méandres d’un mythe consistant à accepter son sort puisqu’il y a moins bien loti que soi…
Mis en pratique, ce principe peut aller jusqu’à empêcher les motivations premières consistant à se « battre » pour s’en sortir et croire que le paradis est ailleurs. Les vagues d’une immigration africaine massive se construisent à partir de ces illusions que l’Occident ne freine que lorsque le nombre des immigrés non sollicités n’est plus contrôlable et que le marché de l’emploi à bas revenu et sans sécurité sociale est saturé. L’illusion est d’autant plus tenace que celui qui y croit est persuadé que la situation sera meilleure pour sa progéniture grâce à une intervention de la Providence. Ainsi, lorsque sur le terrain il est difficile de compenser les inégalités matérielles par l’argent, alors interviennent les inégalités symboliques, notamment les postes et les titres. De nombreux militaires et douaniers africains ne s’y sont pas trompés. Ils ont d’abord accepté les titres, puis le pouvoir que confère ce titre pour rapidement s’octroyer, en toute non-démocratie, les avantages liés à l’abus du droit et de la position. Les plus téméraires sont allés jusqu’à s’approprier les rênes de certains Etats africains directement ou par l’intermédiaire d’agents judicieusement choisis parmi le clan dominant. Ainsi, les inégalités symboliques tendent rapidement à ouvrir la voie au développement des inégalités matérielles. Les exclus d’un tel système ne peuvent que constater les dégâts. Ils n’ont alors comme alternatives que de rejoindre le mouvement des allégeances non sollicitées ou de s’exclure en choisissant l’exil, forcé ou pas.
Avec les difficiles alternances politiques en Afrique tant au pouvoir qu’à la tête des sociétés privées, il existe une réelle difficulté à saisir le processus générateur des inégalités lorsqu’elles sont connues La loi du silence et l’autocensure en empêchent la résolution. Ainsi, paradoxalement, alors que l’Afrique dispose d’une grande Diaspora avec des talents et des intelligences et des savoir-faire impressionnants, on s’aperçoit que le transfert de ces expertises vers l’Afrique reste limité du fait des positions établies et le blocage non-écrit par les gouvernants d’un statu quo qui ne dit pas son nom. Ainsi toute ambition pour identifier et réduire ces inégalités est considérée comme une atteinte aux positions dominantes et est combattue comme telle. Il ne faut donc pas s’étonner d’une part, de la difficulté de la Diaspora à ne s’aventurer en Afrique qu’avec précaution et d’autre part, des populations laissées sans défense à ne s’attaquer à un pouvoir économique patrimonial qu’en acceptant de fonctionner en parallèle avec celui-ci…
4. Inégalité et inertie : une interdépendance négative
Les dirigeants africains sont bien souvent muets, régulièrement sourds et ordinairement aveugles sur l’inégalité en Afrique, sauf lorsqu’il s’agit, pour des raisons de notabilité, d’offrir en spectacle un paternalisme de circonstance en laissant certaines de leurs femmes accessoirement s’occuper de la question au travers d’ONG dont la transparence des comptes reste à vérifier. Quant aux mesures à prendre pour tenter de mettre en place un système qui s’attaquerait aux racines de ce mal en Afrique, il faudra attendre encore un peu « longtemps » puisque c’est le statu quo qui prévaut généralement.
Le principe d’inertie adopté par certains décideurs africains finit par devenir le moteur générateur d’inégalité, de pauvreté et de mal-développement. Ne pas trouver alors de corrélations entre inégalité, croissance économique et Etat défaillant relève de l’imposture. Il s’agit là d’un des crimes les plus abjects aujourd’hui en Afrique. Il est commis, en réseau et en marge de l’éthique, et permet d’acquérir du superflu aux dépens de la grande majorité des populations pauvres, privées d’espérance. Convaincre le citoyen africain que l’inégalité relève de la fatalité est un crime contre le droit à l’autodétermination et un outil de blocage de la démocratie. L’autocensure de certaines puissances occidentales, et actuellement celle de la Chine, sur ce sujet en Afrique est plutôt inquiétant.
Par Dr. Yves Ekoué Amaïzo
Economiste à l’Organisation des Nations Unies pour le développement industriel (ONUDI).
Il s’exprime ici en sa qualité de Directeur du groupe de réflexion, d’action et d’influence « Afrology ».
Notes :
1. Commission économique pour l’Afrique, « Supprimer l’inégalité des revenus pourrait aider l’Afrique à stopper l’extrême pauvreté », UNECA, voir http://www.uneca.org/omd/Story31Oct06.asp
2. World Bank, World Development Indicators 2006, p. 20.
3. Foreign Policy, “The Failed States Index », July/August 2005, voir http://www.foreignpolicy.com/story/cms.php?story_id=3098