Introduction :
Avec une victoire au premier tour de René Préval, il faut se réjouir d’un retour de la communauté internationale à la valorisation de l’éthique électorale en terre haïtienne. Cette victoire, liée à un constat de “fraudes massives ou d’erreurs grossières”, a conduit à un changement de comptabilisation d’un conseil électoral à l’écoute de la communauté internationale. Il y a là un tournant dans la façon de travailler de la communauté internationale. Comme pour le Hamas en Palestine, il est question de laisser la démocratie reprendre ses droits en évitant d’imposer un candidat “de la communauté internationale” puis à user de pressions diverses pour faire évoluer les positions.
La crise politique a été évitée en Haïti mais les conditionnalités seront nombreuses pour bénéficier du soutien des États-unis, de la France, du Canada, du Brésil, de l’Argentine et de l’Afrique du sud. Le retour de l’ex-Président Jean-Bertrand Aristide n’est pas à l’ordre du jour pour la Maison Blanche qui considère qu’il s’agit là d’un “facteur potentiel de déstabilisation” compte tenu des liens présumés avec les trafiquants de drogue lesquels utilisaient Haïti comme la plaque tournante entre le nord et le sud des Amériques. Tous les principaux pays amis d’Haïti ont juré d’appuyer cette victoire à l’arrachée malgré une entorse imposée par la communauté internationale aux règles électorales. Les pressions iront certainement vers une réconciliation nationale. Toutes les forces politiques seront amenées à contribuer à une forme de gouvernement d’union nationale et devront témoigner d’un soutien sans faille à la mission de stabilisation des Nations Unies en Haïti (Minustah), dirigé par le Brésil avec près de 9 500 casques bleus déployés dans le pays.
Après plus de 200 ans, Haïti vient de faire un grand pas vers l’autodétermination de son peuple, autodétermination qui commença avec la révolte de Toussaint l’Ouverture, un esclave affranchi, il y a bien longtemps. Comment la communauté internationale, sous le couvert de gué-guerre géopolitique et géostratégique a laissé perdurer des silences coupables, des usurpations de pouvoirs, des constitutions bafouées et dénaturées au point d’accepter comme constitutionnellement acceptable une Présidence à vie en Haïti… ? La réponse réside dans la volonté de contrôler l’autodétermination du peuple haïtien.
Face à la pauvreté chronique, le rôle passé de la hiérarchie de l’Église catholique en Haïti reste ambigu et pose problème. L’impression laissée est de faire confiance à la fatalité, forme de pré-détermination que combat justement le peuple haïtien… Comment alors ne pas croire qu’il y a une forme de mépris d’un peuple par l’ensemble de la communauté internationale parce que des pauvres s’y trouvent en grande majorité et ne peuvent s’exprimer ? C’est à cause de ce quiproquo que les “laissés pour compte” ont cru bon de croire aux paroles d’un populiste. Malgré des hauts et des bas, ce populiste a permis, malgré lui, l’organisation de l’autodétermination d’un peuple et la prise de conscience de la communauté internationale sur les conséquences de décisions prises en marge de l’avis de la grande majorité de la population. La démocratie se modèle-t-elle en fonction des intérêts géo-variables d’une certaine communauté internationale ? Seule une culture de l’interdépendance pourra aider les Haïtiens à opérationnaliser leur espérance.
1. Le virus de l’autodétermination
Depuis que François Dominique Toussaint dit Toussaint l’Ouverture, un esclave affranchi a mené et gagné des batailles contre les troupes de Napoléon en 1791, le peuple de Haïti s’est vu inoculé le « virus » de l’autodétermination. Toussaint l’Ouverture devint le premier Président de Haïti en 1801 juste après une abolition « temporaire » de l’esclavage en 1794. Napoléon rétablit l’esclavage quelques années plus tard non sans avoir éliminé le Général Toussaint l’Ouverture en 1802 avec une déportation en France où ce dernier mourut un an après. Il fallut faire face à des guerres anti-françaises entre 1803 et 1804 avec le successeur du Général Toussaint l’Ouverture, le Général Jean Jacques Dessalines qui se proclama Empereur d’Haïti avec comme nom : Jacob 1er. Il fut assassiné en 1806 et le système classique du diviser pour régner typique des pouvoirs esclavagistes fut mis en place. Ce système consistait à opposer les ethnies entre elles.
C’est ainsi que les Afro-haïtiens et les mulâtres tombèrent dans un piège qui se solda par une guerre civile et une forme de désorganisation qui aboutit à une forme de scission nord/sud de Haïti. Le nord fut principalement dominé par les noirs, Afro-haïtiens avec le roi Henri Christophe en 1811 et le sud avec une république mulâtre dès 1808 sous la direction du Général Jean-Pierre Boyer, puissamment armé de l’extérieur. Sans aller dans les interstices de l’histoire coloniale, l’intrusion des colons espagnols conduisit à une nouvelle scission permettant la création de Santo Domingo en 1821, République indépendante de l’Espagne. Dès 1822, Santo Domingo absorba Haïti et soutint l’insurrection du nord contre le sud haïtien, peuplé de mulâtres. J.-P. Boyer fut renversé en 1843, mais les mulâtres se révoltèrent à nouveau, ce qui conduisit à une nouvelle scission de l’île et donna cette fois naissance à la République dominicaine. Entre 1844 et 1915, les guerres intestines de pouvoir furent régulièrement soutenues de l’extérieur et correspondent aux guerres de “répartition” des territoires “coloniaux” que se livraient les pays puissants de l’époque.
2. Silence de la communauté internationale devant la “Présidence à vie”
Paradoxalement, ce furent les États-unis qui mirent tout le monde d’accord par une intervention militaire en 1915 et Haïti devint un protectorat des États-unis. Dans le cadre de la constance de la politique américaine, il fallait nécessairement laisser un pouvoir local faisant allégeance aux États-unis. Pour les Haïtiens, rien de vraiment différent dans leur lutte pour une autodétermination. C’est ainsi qu’après le départ des troupes américaines autour de 1934, les velléités d’autodétermination du peuple haïtien firent régulièrement l’objet d’un contrôle discret par les anciennes puissances. La forte influence américaine n’empêcha pas la France de reprendre ses « marques ». Il ne fallait donc pas s’étonner que, dans un contexte mondial de lutte de décolonisation et d’indépendance en Afrique et face à la déclaration d’indépendance du Ghana de Kwame Nkrumah en 1957, la France ait fermé les yeux sur la prise de pouvoir en Haïti de François Duvalier dit Papa Doc le 22 septembre 1957, pouvoir qui perdura jusqu’en 1971 dans les conditions que l’on sait.
Ce régime s’appuya sur un système de milice paramilitaire surnommée les « tontons Macoutes » connue pour son allergie viscérale à tout ce qui peut être le respect de la justice, de l’équité et des droits humains en particulier. Faut-il rappeler que les simulacres de démocratie en 1957 et 1961 ne furent pas remis en cause par ce qui constituait la communauté internationale de l’époque. Au contraire, aucune grande puissance de l’époque ne s’offusqua que Papa Doc se soit proclamé « Président à vie » le 22 juin 1964 en faisant adopter une nouvelle Constitution qui l’y autorisait. Avec toutes les atteintes aux droits humains et à la démocratie, l’originalité de la politique française de l’époque consistait à « ne pas laisser tomber celui qui défendait les intérêts français ». Il fallait donc continuer avec le fils, ce qui fut réalisé avec le père. Jean-Claude Duvalier dit « Baby Doc » succéda donc à son père à 19 ans, comme Président à vie dans des conditions qu’il n’y a plus lieu de rappeler. Le succès à demi-teinte de cette politique consistant à contrôler le pouvoir politique de père en fils dans l’Afrique francophone d’aujourd’hui pose problème.
Le peuple haïtien refusa néanmoins de se faire dompter. La transition démocratique s’annonça difficile et, en fait, se déroula dans le désordre, non sans intervention de pays concurrents et membres de la communauté internationale. Les périodes de troubles, de manifestations contre le régime, de recherches de voies alternatives pour retrouver l’autodétermination du peuple haïtien prenaient de l’ampleur. Malgré une loi martiale en vigueur, le peuple haïtien réussit à faire partir Baby Doc. Jean Claude Duvalier dut s’exiler en France le 7 février 1986… Selon plusieurs sources officielles, la famille Duvalier aurait détourné plus de 800 millions de dollars détenus au niveau de la Réserve fédérale américaine, soit près du tiers des aides pour le développement obtenu des pays ou organisations donateurs. Personne n’a pensé à les récupérer à ce jour…
A cette époque, les exemples africains de gouvernements militaires se succédaient sous la forme d’une valse non cadencée de coups d’États sanglants. La communauté internationale n’a rien trouvé de mieux que de faciliter la mise en place de gouvernements militaires successifs entre 1986 et 1990 à Haïti notamment avec une période terrible sous le Général Prosper Avril… Le petit peuple n’avait comme autre exutoire que de se soumettre à ces militaires qui semblaient avoir allégrement mélangé l’éthique avec l’abus du droit et de la force. En fait, ce n’était que leurre !
3. Le rôle ambigu de la hiérarchie de l’Eglise catholique en Haïti
Patiemment mais sûrement, les églises et leurs représentants montaient en puissance, et utilisaient l’importante affluence du peuple à la messe dominicale pour rappeler les principes de justice divine, le “droit chemin” sans oublier de préciser que ce droit chemin passait par l’un d’entre eux. C’est ainsi que le Père Jean-Bernard Aristide, dans son Église Saint Jean Bosco et sous influence de la “théologie de la libération” mal digérée suite à un bref passage à Montréal au Canada pour un approfondissement de la théologie, s’auto-proclama “le porte-voix des sans voix”.
Grâce à son charisme naturel et ses discours quasi-envoûtants, au sens de l’église chrétienne, il fut élu à la Présidence de la République, principalement grâce à un fort soutien de la Diaspora haïtienne et des États-unis. Il ne faut jamais oublier que les luttes intestines entre grandes puissances n’ont jamais pris fin. Jean-Bernard Aristide prit rapidement ses distances avec les préceptes de la Bible et l’homme “providentiel” se transfigura rapidement en l’homme « tout court ». En effet, faut-il rappeler que pendant qu’il disait la messe, il fut l’objet d’une tentative d’assassinat par les agents militaires qualifiés de « néo-macoutes » le 11 septembre 1988, en présence de l’Archevêque de Port-au-Prince revêtu des ses habits arborant une neutralité bien coupable aujourd’hui ; onze de ses paroissiens y perdirent la vie en cherchant à le protéger…Sa mission ecclésiastique allait basculer vers une mission politique. Le régime militaire haïtien venait de recréer le mythe du martyr, permettant ainsi l’amalgame avec l’histoire de résistance du Général Toussaint l’Ouverture.
4. Du mépris du peuple haïtien à la représentation des “laissés pour compte”
Le Président Aristide a en fait contribué à l’introduction de la société civile dans le jeu politique haïtien. Des associations de quartiers s’organisaient pour porter assistance aux plus démunis. Ce mouvement fut connu sous le nom de “mouvement des Ti-legliz”. Ces associations relayaient souvent les actions des organisations non gouvernementales internationales et prirent le nom d’ “Organisations Populaires” qui avaient maille à partir avec les néo-macoutes. Elles semblaient assez efficaces pour transmettre une certaine “éducation civique” vers la grande partie de la population. En cela, ces organisations ont grandement contribué à la prise de conscience de la population sur l’indispensable démocratisation du régime et une plus grande participation du “petit peuple” aux choix des représentants du peuple. L’essentiel des mots d’ordre d’abstention ou de vote est relayé par ce canal. La répression militaire et la méfiance des intellectuels de la Diaspora, revenus au pays, ne se sont pas fait attendre. Le Père Aristide l’a bien compris et a bien “surfé” sur ce besoin d’autodétermination qu’exprimait le peuple auquel ni les régimes militaires, ni l’aristocratie élitiste locale ou la Diaspora ne semblaient prêter attention. Lors des élections présidentielles de 1990, et avec une participation atteignant les 60 %, il gagna, à l’âge de 37 ans, dès le premier tour avec 66,7 % des voix contre le candidat pro-américain Marc Bazin.
Avec près de 1 % de la population haïtienne détenant plus de 50 % des richesses du pays, le Président Aristide n’a pas mis très longtemps pour se mettre beaucoup de monde à dos, notamment la bourgeoisie compradore, une partie des intellectuels compromis avec le réseau haïtien et international de Papa et Baby Doc, les grands propriétaires terriens non disposés à partager, le patronat haïtien qui ne souhaitait pas un renforcement des mesures de protection sociale, l’armée qui ne souhaitait pas renoncer à l’impunité et enfin la hiérarchie de l’église catholique. Au plan politique, sans majorité au parlement, toutes les réformes furent retardées au point de faire passer le Président Aristide pour un “incompétent”. Le coup d’État à l’Africaine ne faisait plus de doute. Il eut lieu en septembre 1991, après un été sanglant avec près de 5 000 tués et 10 fois plus de réfugiés, précédé de règlements de compte entre organisations populaires. Celles-ci devinrent des milices et furent armées par le pouvoir et les néo-macoutes appuyés par les radicaux des forces anti-Aristide… Il faut noter pour l’anecdote que le seul pays qui reconnut le jour même le pouvoir du Général Raoul Cédras (1991-1994) à la tête du putsch fut le Vatican.
En fait, les sept mois de règne du Président Aristide ne sont qu’un mélange étrange d’inexpérience d’un Président issu du peuple qui a lui-même révélé l’importance que peut prendre le mépris des pauvres par une certaine aristocratie haïtienne, jalouse de ses privilèges pas toujours bien acquis et une communauté internationale intéressée dans le choix d’un président “occidentalisé”.
5. Populisme, autodétermination et responsabilité de la communauté internationale
Le Président Aristide, sur les traces d’un populisme délictueux, opta pour une certaine “réhabilitation” de la flamme de l’autodétermination du peuple comme principe d’accession au pouvoir. Sauf qu’un tel principe était historiquement en contradiction avec les intérêts des grandes puissances et de la communauté internationale. Il dut s’exiler aux États-unis en 1991 à la faveur d’un putsch militaire. Les mauvaises langues ajoutent qu’il s’agissait justement d’une “mission de lavage politique de cerveau” qui, semble t-il, n’aurait finalement pas fonctionné compte tenu de la tournure des évènements par la suite. Il faut croire que les dirigeants s’exilèrent dans les pays qui les avaient aidés à accéder au pouvoir. L’embargo commercial, pétrolier et militaire américain, sous le couvert de l’Organisation des Nations Unies (ONU), eut raison des militaires au pouvoir à Haïti. Une intervention américaine en « grande pompe » conduisit au rétablissement, le 15 octobre 1994 après un exil de trois ans, du Président Aristide comme Président de la République d’Haïti. Au cours des élections présidentielles de décembre 1995, René Préval, à la tête de l’Organisation politique Lavalas, et Premier ministre du même Président Aristide, jouissant d’une réputation d’honnête homme et de technocrate au service des plus démunis, fut choisi par la population avec 88 % des voix.
Au cours de cette traversée du désert (1995-2000), l’ex-Président Aristide a été relevé de ses vœux par le Vatican au cours de son séjour américain, se maria, réorganisa son parti politique dès le retour au pays, accumula une fortune dont la source reste inexpliquée, quitta les bidonvilles pour aller vivre dans une certaine opulence… La rumeur de « radio trottoir » lie cette richesse soudaine à une association au trafic de drogues que contrôleraient certaines organisations populaires tombées sous son contrôle et dont les membres armés sont connus sous le nom de “chimères”. Ces groupuscules, de moins en moins contrôlables et contrôlés, s’attaqueraient à la population, aux organisations non gouvernementales occidentales ou à leurs relais locaux en toute impunité. L’ensemble de la communauté internationale avait alors une sorte de justificatif tangible pour se méfier de l’ex-Président Aristide. L’ONU n’a pas réussi à sécuriser le pays et l’on assistait à l’émergence d’un pouvoir parallèle et en totale opposition avec le pouvoir “régulier”.
La communauté internationale se doit de faire son mea culpa non seulement dans l’inadaptation de ses structures en termes de sécurité, de police et d’administration mais aussi sur le plan politique en quittant un pays du jour au lendemain sans s’assurer d’un suivi en termes de sécurité et police.
6. La démocratie en fonction des intérêts géo-variables de la communauté internationale
Ce n’est qu’en 2001 que le candidat Aristide remporta les élections présidentielles avec 93 % des voix et un taux de participation variant entre 6 % pour les opposants et 60 % pour le pouvoir en place ; certains ont parlé d’un boycott important doublé de fraudes massives…Le climat de crainte fut au paroxysme suite à l’assassinat du principal opposant au candidat Aristide, le journaliste Jean Dominique en mai 2000… Les troupes américaines se retirèrent non sans avoir laissé quelques instructions de « bonne gouvernance ». A croire que la démocratie se fait en fonction des intérêts à géométrie variable des grandes puissances.
Dès 2001, il fallait trouver un « gentlemen agreement » avec les réseaux des Chimères, ces associations armées assurant une sorte de contrôle sur la partie de la population haïtienne la plus démunie. Les Chimères garantissaient en fait aussi des transferts de ressources financières importantes au nouveau pouvoir. C’est justement pour cette raison que le Président Jean-Bertrand Aristide ne leur fit pas confiance. Cette dialectique de collusion-dépendance entre le Président et les Chimères, basée sur le principe détourné du « don contre-don », avait principalement quatre fonctions :
1. assurer auprès de populations démunies et privées d’une information libre, la propagande en créole pour le pouvoir en place ;
2. assurer une meilleure audience du parti Lavalas au pouvoir du Président Aristide notamment par des manifestations de rues et des démonstrations de puissance ;
3. maintenir un ordre autour d’un système de crainte et de terreur sous la forme de “milices” bien armées, en effrayant les opposants alors qu’il n’y avait plus d’armée et que les troupes américaines et de l’ONU avaient quitté le pays en 2001 ;
4. assurer une impunité certaine pour les Chimères et leurs réseaux qui vivaient quasiment hors-la-loi et principalement du trafic de drogue et de criminalités de proximité.
La complexité de ces relations n’était ni tenable, ni souhaitable. De telles relations évoluèrent vers le chantage à telle enseigne que tout se négociait. Le fait que la sécurité rapprochée du Président Aristide fut confiée à une société privée américaine de par son initiative témoigne du manque de prévisibilité des Chimères.
Sur le plan politique, le programme plutôt de gauche du Président Aristide de 1990 s’est métamorphosé en un programme ultra-libéral en 2001. De quoi y perdre son créole ! Son discours de rassembleur se transforma en celui de diviseur puisqu’il est souvent question d’opposer les mulâtres, généralement émargeant dans la tranche bourgeoise de la population, et les noirs, principalement dans les bidonvilles. Le système de clientélisme se nourrit d’un système de rentrée importante d’argent liquide qui a poussé plusieurs institutions à rappeler les corrélations étroites entre le trafic de drogues et les richesses nouvelles du pouvoir. Enfin, une autre marque de la dialectique d’Aristide réside dans la proclamation du vaudou comme religion officielle pour “coller” à la population, ce qui lui a valu des sarcasmes non confirmés des gens d’Église considérant que ce Président passa du statut de prêtre catholique à celui de défroqué, puis à celui de prêtre vaudou… La grippe aviaire risque de mettre fin à certaines pratiques vaudou utilisant le poulet comme outil de sacrifice !
7. Intermédiation et autodétermination d’un peuple : un quiproquo douloureux
Le virus de “l’autodétermination” semble reprendre ses droits lorsque le Président Aristide tenta vainement dans un discours officiel en janvier 2004, lors de la commémoration du 200e anniversaire de la mort du Général Toussaint Louverture, d’expliquer que si Haïti n’avait pas eu à payer pendant de nombreuses années un droit de réparation réclamé par la France, le pays aurait eu les moyens financiers de s’en sortir. Le temps de la “restitution des dédommagements de l’indépendance et de la réparation pour l’esclavage demandés à la France” était arrivé. Il réclama 21 milliards de dollars, lesquels devaient financer son programme politique en 21 points, programme qui avait pour objet de redresser économiquement Haïti en 10 ans. Ce fut la phrase qui fit déborder le vase… Le 29 février, le Président Jean-Bertrand Aristide fut forcé de quitter le pouvoir par un “coup d’État moderne” sous contrôle de la communauté internationale.
Un système généralisé de corruption et de clientélisme ne pouvait servir de repères pour une bonne gouvernance économique et politique. La communauté internationale qui avait placé le Président Aristide sous son “contrôle” ne semblait plus le contrôler. La “déportation” était inéluctable. Cette opération de dérapage contrôlé de la Communauté internationale, ayant d’ailleurs instrumentalisé certaines Chimères, permit de faire “passer” la thèse officielle de l’insurrection populaire. Il est clair néanmoins qu’en 2004, le prêtre martyr métamorphosé en un “populiste de la misère” utilisait des méthodes qui ne se distinguaient plus des pratiques abjectes des néo-macoutes. Le peuple haïtien l’a compris. Le Président sud-africain Thabo Mbéki aussi pour avoir servir de “soupape de sécurité” lors de l’exil “transfert-forcé” du Président Aristide vers l’Afrique du sud. Cela n’a pas empêché Monseigneur Desmond Tutu d’être activement occupé aujourd’hui à apporter soutien et réconfort suite à une transition discrète, difficile et réussie par le Premier Ministre Gérard Latortue entre 2004 et 2006.
La récurrence systémique des erreurs de la communauté internationale a failli se répéter lors de la découverte des bulletins de vote saccagés, dont une majorité au nom de René Préval… Cette fois-ci, placée face à sa responsabilité et voulant éviter de recommencer l’exemple du Togo, la communauté internationale a eu la sagesse de reconnaître les destructions massives de bulletins de vote et a déclaré René Préval, 63 ans, ex-Premier ministre en 1991 de l’ex-Président Aristide, Président d’Haïti entre 1996 à 2000, vainqueur au premier tour des élections du 7 février 2006 avec plus de 51,15 % des voix. Ceci s’est fait après une modification de dernière minute du mode de décompte des votes blancs alors qu’une montée de la tension et les accusations d’irrégularités électorales étaient de plus en plus perceptibles face à des destructions d’urnes par des inconnus dont les méthodes ressemblaient fort à ce qui se passe encore trop régulièrement et banalement en Afrique.
Les contacts entre René Préval et Jean-Bertrand Aristide se sont distendus depuis février 1994. Un retour de l’ex-Président Aristide n’est pas à l’ordre du jour même si l’interdiction qui le frappait pourrait faire l’objet de tractations judiciaires interminables pour finalement déboucher sur un oui mais sans “possibilité de reprendre des activités politiques”… Peut-être que des activités au service de l’Église permettraient de “réhabiliter” celui qui, bon an, mal an, a redonné, malgré lui, le goût de la démocratie à son peuple, notamment à la partie sans voix qui représente près de 77 % d’une population haïtienne de près de 8,5 millions d’habitants. Il a certainement mal compris l’appel de Dieu… Il ne s’agit pas pour lui d’être le messie-politique d’Haïti mais d’aider le peuple haïtien à retrouver son droit à l’autodétermination… Son rôle d’intermédiation sera apprécié diversement puisqu’il s’agit manifestement d’un quiproquo dont les conséquences sont douloureuses.
Conclusion : vers une culture de l’interdépendance et de responsabilité
La conquête et la conservation du pouvoir posent des problèmes dès lors que les interférences et injonctions de la communauté internationale tendent à considérer les intérêts des populations laissées pour compte comme quantité négligeable. Les effets collatéraux du terrorisme mondial ne sont en fait qu’un refus de la communauté internationale de laisser des démocraties pacifiques s’installer dans des pays où la même communauté internationale se refuse à partager ses « intérêts » avec une population qui a soif de démocratie, de justice et de paix.
Quelles que soient les difficultés, les échecs, les relations tumultueuses avec les dynasties de régimes dictatoriaux, et les insoumissions légendaires à la France et aux Etats-Unis, Haïti ne désespère pas de son avenir. Il en est de même de tous les peuples qui font l’objet d’attention très particulière d’une communauté internationale aux intentions géo-variables et qui, de fait, mélange allègrement l’aide pour la refondation de la démocratie et un contrôle géopolitique et économique d’un territoire. La résultante de tout ceci est bien un retard dans l’avènement d’un mieux-être du peuple haïtien.
Il faut espérer que la tâche gargantuesque qui s’ouvre devant le nouveau Président de tous les Haïtiens recevra un soutien clair, sans hypocrisie et sans arrière-pensée de dépendance géostratégique de la communauté internationale. Quant aux 77 % qui forment la population pauvre d’Haïti, une victoire d’un défenseur des pauvres ne peut se commuer en dictature des pauvres sur les riches… La culture de l’interdépendance a toutes ses chances en Haïti. Le pays de l’arc-en-ciel qu’est celui de Nelson Mandela l’a déjà démontré. Le peuple haïtien vient de réussir une lutte d’autodétermination dont le Général Toussaint l’Ouverture, le père fondateur de la nation haïtienne, serait fier. Il faut maintenant démontrer que l’esprit de construction, de cohésion et de responsabilité dans un environnement difficile peut faire des « miracles ».
La coopération, voire l’intégration sous forme d’association entre les Républiques haïtienne et dominicaine ne doivent plus nécessairement se lire de manière antagoniste. La communauté internationale se doit de financier les infrastructures de bien-être du peuple haïtien. Il ne s’agit là ni de réparation, ni de dédommagement. Il s’agit tout simplement de faire preuve d’un bon sens humanitaire. Personne ne doit manquer ce rendez-vous avec l’Histoire des Haïtiens.
Par Yves Ekoué Amaïzo
20 février 2006
Auteur et Economiste à l’Organisation des Nations Unies pour le développement industriel (ONUDI).
Il s’exprime ici à titre personnel.
Notes :
1. 21 avril 1971 : Mort de François Duvalier, qui a désigné son fils, Jean-Claude, âgé de 19 ans, comme successeur et président à vie.
2. Wargny, Christophe, Haïti n’existe pas, 1804-2004 : deux cents ans de solitude, Autrement, Paris, 2004.
3. Laurent Jalabert, Un populisme de la misère : Haïti sous la présidence Aristide (1990-2004), Université de Nantes, France voir Internet : http://www.univ-brest.fr/amnis/documents/Jalabert2005.doc
4. Jean-Bertrand Aristide avec Christophe Wargny, Tout homme est un homme, Seuil, Paris, 1992.
5. 16 décembre 1990 : Election de Jean-Bertrand Aristide (66,7 % des suffrages).
6. 30 septembre 1991 : Raoul Cédras (chef de l’armée) renverse le Président Aristide, contraint de s’exiler au Venezuela, puis aux Etats-Unis.
7. 7 février 2001 : Aristide est réinvesti Président jusqu’en 2006, mais le coup d’État en décida autrement.
8. Discours prononcé lors de la célébration de l’indépendance, le 1er janvier 2004. Voir aussi la position de la France sur ce sujet : Régis Debray, Haïti et la France, La Table Ronde, Paris, 2004.
9. Maurice Lemoine, « Bourreau ou Victime : retour sur la chute du Président haïtien », in le Monde diplomatique, septembre 2004, pp. 16-17.
10. Alain Lineart, « Une démocratie à construire : triste bicentenaire en Haïti », in le Monde diplomatique, février 2004, pp. 22.
11. Voir aussi les sites Internet suivants: http://www.haitiglobe.com ; http://www.haiti-info.com ; http://www.haitionline.com; http://www.haitienmarche.com; http://www.haitipressnetwork.com.
12. Yves Ekoué Amaïzo, De la dépendance à l’interdépendance. Une chance pour l’Afrique, collection « interdépendance africaine », L’Harmattan, Paris, 1998.