Yves Ekoué Amaïzo est un économiste franco-togolais multidisciplinaire (DEA banque et finance, Doctorat en droit, économie et gestion de l’informatique des organisations à Lyon et MBA spécialisé en Management des entreprises à Wales, Royaume Uni). Pendant près de 20 ans, il a occupé plusieurs postes dans une agence spécialisée des Nations Unies : études de faisabilité, investissement, conseil, négociations, stratégies et développement du secteur privé… Il offre des conseils depuis 2008 en tant qu’expert indépendant avec une focalisation sur le Management à l’international. En parallèle, il occupe la fonction de Directeur de la collection “Interdépendance africaine” aux Editions Menaibuc, il est Directeur du groupe de réflexion, d’action et d’influence “Afrology” et membre des économistes alternatifs (The Other Canon, Oslo).
Vous dites dans votre dernier essai qu’après quatre décennies de croissance économique faible ou négative, les indicateurs se sont stabilisés dans le vert de 2000 à 2008. A quels facteurs attribuez-vous ce « rattrapage » ?
YEA – Je vous remercie pour l’intérêt que vous portez à mes activités et souhaite clarifier les nombreux points soulevés dans votre question. La première décennie (1960-1970) a connu une croissance économique forte et régulière en Afrique. Les trois décennies qui ont suivi ont été moroses et depuis environ l’an 2000, la moyenne de l’Afrique et de l’Afrique subsaharienne oscille entre 3,5 % et 8,5 % selon qu’il s’agisse d’un pays exportateur ou pas de matières premières et selon le niveau de diversification et de transparence de l’économie.
Le terme “rattrapage” est impropre et provient des conceptions eurocentristes du processus du développement. Cela fait référence à des théories économiques qui promeuvent ou favorisent l’évolution du monde sur la base d’une approche systémique centre-périphérie où la périphérie est censée “rattraper” le centre. C’est une fausse piste que les pays émergents (Chine, Inde, Brésil, Afrique du Sud, …) n’ont pas suivie tout en cumulant aujourd’hui des poches de prospérité à côté d’espaces de pauvreté.
Le terme “prospérité partagée” me semble plus adéquat et met davantage l’accent sur la progression de l’économie dans toutes ses composantes avec, comme conséquence tangible, une amélioration graduelle du pouvoir d’achat de la population soutenue par un excédent budgétaire facilitant la régulation.
Le monde est bien plus complexe. Il est plus question d’un système multi-modulaire de cercles concentriques organisés en réseaux de production, de financement et d’échanges mondiaux qui rend caduque la mise en oeuvre du principe de “rattrapage” inscrite dans les théories économiques orthodoxes et servant souvent comme modèle pour les pays en développement.
Il n’y a plus de modèle à suivre, mais de bonnes pratiques à identifier afin de les adapter à des modèles de développement à déconstruire et reconstruire à partir des cultures locales et régionales. C’est cela que j’ai appelé l’économie de proximité dans mon premier livre 1 avec des termes comme “économie glocale” et “coopétition”, fondamentaux d’une approche systémique alternative opposée au concept de “rattrapage” qui n’est qu’une approche linéaire fondée sur des rapport de forces asymétriques. En réalité, la stratégie des pays en émergence en Afrique repose sur la mise en oeuvre de décisions effectives et d’un volontarisme politique promouvant l’interdépendance des 7 repères suivants :
1. l’adoption d’approches stratégiques reposant sur l’afrocentricité ;
2. la mise en place d’un système de régulation favorable au développement d’un secteur privé libre, compétitif et responsable socialement ;
3. l’allocation d’une part importante du budget de l’État mais aussi des entreprises pour former leurs ressortissants dans des secteurs porteurs et innovants tout en attirant leur Diaspora ;
4. le renforcement des institutions d’appui au développement des capacités et capabilités productives y compris les facilités d’intermédiation financière ;
5. l’organisation et l’institutionnalisation sur des bases d’indépendance et de compétence des contre-pouvoirs économiques, juridiques et médiatiques ;
6. un processus régulier pour rendre compte aux contribuables des actions engagées et leurs résultats ;
7. le respect des termes d’alternance politique sur une base de vérité des urnes sans intervention intérieure comme extérieure.
Ceux en Afrique qui « bottent en touche” en n’investissant pas dans cette stratégie seront les perdants du prochain cinquantenaire.
L’économie en Afrique ne peut être dissociée des valeurs sociétales. Les institutions financières comme les acteurs du secteur privé doivent apprendre à intégrer le coût de la “responsabilité sociale” comme un investissement et non comme une perte. Il s’agit d’un changement structurel des pratiques et donc de la diffusion de la connaissance.
Selon vous, la crise financière aurait stoppé net la progression de l’Afrique. Or, les banquiers africains disent qu’il n’y a pas réellement d’impact de la crise sur le continent. Vousmême le confirmez dans les premières lignes de votre dernier ouvrage. Pouvez-vous préciser ce qui apparaît comme une contradiction ?
YEA – Oui pour 2009. Mais non pour 2010 et les années qui suivent. Quand vous parlez de banquiers africains, il faut être précis. Les banquiers qui gèrent des succursales de banques en Occident avec des noms africanisés n’ont pas toujours le même objectif que les banques africaines comme Ecobank ou Attijariwafa Bank.
Les banques qui travaillaient normalement sur l’économie réelle ont peu subi l’impact de la crise financière de 2008 qui reste une crise de la sincérité des organismes de notation et de la qualité des portefeuilles des institutions financières adeptes d’une économie casino où la spéculation et le gain rapide ont remplacé la fonction noble de la bourse qui demeure un formidable outil de financement du développement des entreprises.
Le sauvetage du G20, une nouvelle forme d’interventionnisme des Etats au niveau de la planète, a porté sur les institutions financières et des entreprises privées ayant cumulé des erreurs de gestion depuis plusieurs années grâce à la dérégulation autorisée par ces mêmes dirigeants du G20 pris individuellement. L’Afrique a donc été partiellement épargnée parce qu’elle ne participait que très peu, ou pas du tout, à la spéculation effrénée non régulée. Le continent africain, par contre, a été touché par les conséquences de cette crise du fait justement de la dérégulation, ceci de manière variable selon les régions et les pays. L’Afrique n’est ni fautive, ni responsable de la crise financière de 2008 alors qu’elle a subi et continue de subir des conséquences sociales et humaines qui ne sont pas nécessairement enregistrées dans les statistiques officielles.
L’Afrique n’est pas directement concernée par la cause de la crise financière de 2008 mais subit, non sans résilience, les conséquences rampantes mais réelles du fait de la récession économique des pays industrialisés. Il n’y a pas eu d’effets domino car le système bancaire africain n’est que très peu développé sur les activités spéculatives de type “subprimes” ou “actifs toxiques” et se contente de financer l’économie réelle, même si dans la zone franc, ce sont surtout les services et non l’industrie qui sont privilégiés.
Comme les banques africaines sont très réglementées et que le niveau de prêts interbancaires est faible, ce sont les économies les plus intégrées globalement qui ont subi de plein fouet la crise financière de 2008, notamment dans les pays comme l’Afrique du sud, le Nigéria, le Kenya et l’Egypte. Les économies africaines ont plutôt souffert de la baisse de la demande mondiale et de la baisse des cours des matières premières comme le pétrole et les métaux. Les conséquences indirectes de la baisse de l’aide publique au développement à 0,3 % du PIB et les promesses non tenues de doublement de l’aide publique au développement du G8 risquent de contribuer à favoriser l’émergence de nouvelles crises alimentaires si le principe de création cumulative de la richesse ne reprend pas le dessus.
Vous parlez de remodeler l’économie africaine et de réinventer le “solidarisme contractuel” : comment illustrez- vous cela pour que nous comprenions l’écart entre les voies que vous tracez et ce qui se pratique actuellement ?
YEA – Le livre porte effectivement sur la refondation de l’économie en Afrique. Une des solutions proposées passe par l’organisation d’un “solidarisme contractuel” où les contre-pouvoirs économiques doivent jouer. Ces contre-pouvoirs ne peuvent se limiter à un Etat qui régule mais bien à la mise en place d’institutions d’appui à la création de richesses et de valeur ajoutée, y compris les institutions de notation et de formation où la responsabilité sociale sera considérée comme un investissement à prendre en compte dans les “business plans”. Aujourd’hui, la notion de contrat ne comporte souvent pas de clause sur la prise en compte des externalités sur le social, sur l’environnement, sur la paix civile, sur le pouvoir d’achat et sur la dignité du travailleur. C’est la volonté de réintégrer tous ces points lors de la construction de la “rentabilité d’un dossier” qui fait la différence. La rentabilité ne peut donc plus être exclusivement financière, mais économique, sociale et environnementale. La non prise en compte de tous les acteurs de la construction de la richesse constitue une grave injustice et en fait une discrimination.
C’est donc bien pour tenter de corriger cette discrimination que le paradigme du solidarisme contractuel est proposé. En entreprise ou en management, je préconise systématiquement des partenariat 50/50 et rarement 51/49 ou a fortiori 95/5… Les avantages des deux dernières formules commencent de plus en plus à rétrécir dans un monde global en compétition où le seul critère de la rentabilité financière de l’actionnaire ne peut s’opposer au coût d’opportunité du capital. Il est question de la construction d’une société, voire d’une civilisation, celle où l’interdépendance permettra de construire ensemble au profit de la grande majorité, et non pas construire au détriment de l’autre, ceci au profit d’une infime minorité dont la valeur éthique se mesure au nombre d’organisations non gouvernementales qui portent ses noms afin de se donner bonne conscience au plan “humanitaire”.
Vous préconisez l’émergence de centres de savoir, des formations adaptées aux besoins…. Pouvez-vous préciser ?
YEA – Il n’y a pas d’innovations, de diffusion de la technologie, du savoir et du savoir-faire sans les centres de savoir adaptés et à l’écoute des cultures locales. Dans le domaine bancaire, il faut même parler de formation permanente et diversifiée. Mais une structure comme le CFPB ou d’autres ont un grand rôle à jouer et une grande responsabilité. Car le transfert de la technique est une chose, le transfert des types d’institutions qui permettent au savoir de rester dynamique et adapté au contexte en est une autre. Il me semble que l’approche du partenariat avec des structures locales, un lien plus étroit entre la banque, l’entreprise et l’entrepreneuriat, voire un peu d’audace pour oser créer en grandeur nature des “micro-finance pilotes” gérées par le centre de formation avant de laisser les “start-up” prendre leur indépendance, sont à considérer. Cette approche répond au concept de “solidarisme contractuel” et promeut l’économie des bonnes pratiques. Les métiers liés à la monnaie ne doivent plus être réservés aux intermédiaires financiers. Mettre en place des processus de “notation” des entreprises dans le cadre d’un Centre de formation peut constituer une source importante de formation… Ces approches intégrant le monde de l’entreprise et celui de la Banque me semblent ouvrir les voies du futur, tant en Afrique qu’ailleurs.
La formation ne peut être exclue des changements structurels en cours dans les pays africains conscients des enjeux, disposant de responsables légitimes et rendant des comptes fiables aux populations. Il s’agit en fait d’autodétermination économique, ce qui signifie que l’Afrique se donne les moyens de peser sur le cours des évènements.
Yves Ekoué Amaïzo, Economiste
Voir tous les autres articles sur le thème :Les compétences africaines : quelles pistes pour le futur ? voir http://www.cfpb.fr/actualite.php?id=781, Cahiers Passerelles n° 6 Contact : Publications “Passerelles”, les cahiers du Centre de Formation de la Profession Bancaire (CFPB)
Christine Snabre, Direction de la Communication et des Relations publiques Email: christine.snabre@cfpb.fr
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Notes:
- The World Bank, Global Economic Prospects 2010. Crisis, Finance and Growth, Washington D. C., 2010 ↩